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Sans-abrisme: «Le retour en logement peut s’avérer aussi traumatisant que l’arrivée en rue»

Pour lutter contre le sans-abrisme, divers dispositifs sont mis en place allant des hébergements d’urgence à, plus récemment, l’insertion par le logement. Dans son ouvrage Le prix de l’insertion: Accompagner vers le logement comme solution au sans-abrisme?, Marjorie Lelubre, sociologue (Université Saint-Louis de Bruxelles), analyse ces diverses prises en charge des personnes sans abri en Belgique francophone. 

Alter Échos: Vous abordez les différentes politiques de prise en charge du sans-abrisme. Si plusieurs modèles cohabitent, l’un d’entre eux sort-il du lot aujourd’hui?

Marjorie Lelubre: L’objet de ma thèse était d’interroger si les nouvelles manières de lutter contre le sans-abrisme, dont l’insertion par le logement, étaient aussi imprégnées des politiques d’activation actuelles que l’on observe à l’égard des demandeurs d’emploi, et plus récemment des bénéficiaires du RIS. Finalement, et c’est la conclusion de ma thèse, on constate plutôt la cohabitation de plusieurs modèles, comme l’urgence, les programmes d’insertion par le logement, les dispositifs ambulatoires… Dans le traitement public du sans-abrisme, il n’existe pas de modèle unique. Ce qui n’est pas forcément un problème au vu de la multiplicité des publics, même s’il importe de maintenir une certaine cohérence dans l’approche. De même, il est important de rééquilibrer les choses. Depuis le début des années 90, on a surtout privilégié un traitement lié à l’urgence, proche d’une approche humanitaire, les dispositifs qui cherchent à dépasser la satisfaction des besoins primaires et à permettre aux personnes d’entamer un parcours d’insertion, comme l’hébergement à long terme ou les dispositifs d’accompagnement en logement, doivent être mieux soutenus, notamment au niveau des subventions publiques. Il faut rééquilibrer les dispositifs.

AÉ: Une grande partie de votre recherche est consacrée aux difficultés à l’œuvre dans les dispositifs d’accompagnement social en logement, mis en place pour privilégier le long terme à l’urgence…  

ML: C’est un nouveau métier. Les travailleurs sociaux doivent donc l’inventer, trouver une légitimité, défendre le fait qu’ils sont face à des parcours chaotiques, faits de hauts et de bas et qui demandent du temps avant de pouvoir permettre aux personnes de (re)devenir autonomes dans leur logement. J’insiste aussi sur l’investissement relationnel entre travailleurs et bénéficiaires. Il s’agit souvent d’une relation privilégiée, proche. Elle peut mettre les deux protagonistes dans une situation complexe, car on sort du cadre habituel de l’intervention sociale et il faut pouvoir gérer cette relation, d’autant plus que celle-ci ne se déroule plus dans le bureau du professionnel mais dans le logement de la personne, espace qui appartient au bénéficiaire. Ce changement spatial implique nécessairement un repositionnement et demande aux travailleurs sociaux de faire preuve d’une grande capacité d’adaptation.

«J’insiste aussi sur l’investissement relationnel entre travailleurs et bénéficiaires. Il s’agit souvent d’une relation privilégiée, proche.»

AÉ: Quelles sont les difficultés majeures rencontrées par les bénéficiaires dans ce retour au logement?

ML: Depuis que je travaille sur le sans-abrisme et que j’en parle à des «non-initiés», il est parfois difficile de faire comprendre à mes interlocuteurs que si l’arrivée en rue est évidemment une épreuve, un traumatisme pour les personnes, leur retour en logement peut s’avérer tout aussi traumatisant. Après plusieurs mois, voire plusieurs années, en rue, se retrouver tout à coup entre quatre murs peut placer les personnes dans une situation très angoissante. Retrouver un logement, c’est aussi retrouver une adresse et donc une existence administrative, avec tout ce que cela implique, notamment le retour de créanciers. Paradoxalement, se retrouver en logement est aussi le plus souvent synonyme d’un grand isolement pour les personnes alors que leur vie en rue leur avait permis de recréer un certain cercle social. Cet isolement rend encore plus importante la relation nouée avec le professionnel, comme nous l’évoquions tout à l’heure. Au vu du peu de places disponibles dans ce type de dispositifs – encore peu financés actuellement, ce qui justifie le rééquilibrage nécessaire que j’évoquais précédemment –, intégrer un logement et bénéficier d’un accompagnement peut apparaître aux yeux des personnes comme un «privilège». Elles peuvent ainsi ressentir une certaine pression à «réussir» leur insertion dans le logement. Il s’agira aussi de supporter une certaine culpabilité que ressentent certaines personnes face à leurs anciens compagnons demeurés en rue. Tout cela peut être très complexe à gérer. Dans le cadre de cet ouvrage, ce sont ces épreuves successives que je tente de décrire pour montrer le «prix» que vont devoir payer les personnes pour se maintenir en logement. Le retour en logement n’est pas la solution au sans-abrisme, ce n’est que la première étape d’un parcours beaucoup plus long et complexe.

AÉ: Les dispositifs d’accompagnement social en logement échappent-ils à la logique d’activation?

ML: Dans la dizaine des dispositifs d’accompagnement social en logement que j’ai étudiés dans le cadre de ma thèse, j’ai tout d’abord été surprise de constater que quasiment tous ces dispositifs utilisaient des contrats d’accompagnement, un des outils les plus emblématiques de l’activation. En première lecture, les professionnels présentaient d’ailleurs un discours valorisant l’importance de la responsabilisation individuelle, ce qu’ils cherchaient à matérialiser par le contrat. Pourtant, dans les faits, la plupart des bénéficiaires ne se souvenaient pas du tout d’avoir signé un contrat. Très présents dans les discours des professionnels, ces contrats étaient, dans les faits, très peu utilisés. Du côté des bénéficiaires, le contrat ne revêt aucune importance, d’une part parce qu’il n’est quasiment jamais utilisé par les professionnels lors de leurs rencontres, si ce n’est en cas de crise aiguë. Et d’autre part, parce que le contrat professionnalise la relation, alors que les bénéficiaires cherchent à établir une relation personnelle avec leur accompagnateur. J’ai donc essayé de comprendre pourquoi les contrats étaient centraux dans les discours et absents dans la pratique. En réinterrogeant les professionnels, j’ai pu constater que le contrat est surtout utilisé par les professionnels, car il permet de réinjecter du cadre, des balises dans une relation personnelle devenue prépondérante. Face à l’injonction qui leur est désormais faite de s’investir émotionnellement auprès des bénéficiaires, les professionnels ont besoin de se raccrocher à de nouveaux repères, dont le contrat est une des illustrations. On n’est donc pas du tout dans une relation d’activation identique à celle défendue d’autres domaines de l’action sociale.

«Je tente de décrire pour montrer le ‘prix’ que vont devoir payer les personnes pour se maintenir en logement.»

AÉ: Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le profil des bénéficiaires de l’accompagnement social et réinsertion en logement? Peut-on parler d’écrémage?

ML: D’écrémage, non, mais il est vrai qu’on va retrouver majoritairement des personnes qui sont au début de leur carrière d’exclusion, c’est-à-dire des personnes qui auront passé moins de temps sans logement. Le dispositif Housing First contredit toutefois cette tendance mais fait figure d’exception. Actuellement, le nombre de places disponibles au sein des dispositifs d’accompagnement social en logement est très limité, et bien que les critères de sélection soient très peu formalisés au sein du secteur, défendant une philosophie d’ouverture pour tous, on va se retrouver face à un phénomène relativement naturel: au vu du peu de places disponibles, le secteur va favoriser les personnes qui semblent avoir le plus de chances de se maintenir en logement et de profiter au mieux des bienfaits de l’accompagnement. Dans certains cas, plutôt minoritaires, des structures vont faire le choix inverse et choisir des personnes qui sont demeurées le plus longtemps en rue, estimant que ce sont elles qui ont les plus grands besoins. Cela peut être un pari risqué qui demande à la structure de pouvoir investir beaucoup de moyens humains auprès d’une même personne et donc venir en aide à moins de gens. Chaque stratégie implique des sacrifices, et les professionnels qui doivent prendre ces décisions le font souvent avec beaucoup de difficultés.

AÉ: Quelle analyse faites-vous des projets comme les capteurs logement ou Housing First?

ML: Housing First est emblématique de cette nouvelle tendance à privilégier le retour en logement. C’est intéressant d’analyser la logique sous-jacente d’un tel modèle. D’un part, une telle approche replace le logement au centre de la réflexion, ce qui est vraiment nécessaire. D’autre part, Housing First vise les plus exclus; or, à l’heure actuelle, au vu de la rareté de l’offre dans les dispositifs qui visent le long terme, ce public, réputé plus difficile, a parfois du mal à trouver sa place. Néanmoins, Housing First est une piste de solution parmi d’autres. Il ne faudrait pas penser que ce seul dispositif peut résoudre l’ensemble de la problématique du sans-abrisme. Comme j’ai tenté de le montrer, le retour en logement est complexe, tous n’y sont pas prêts, dans certains cas, d’autres solutions doivent être envisagées, il ne faut pas développer une vision monolithique de la question. La construction du secteur de la lutte contre le sans-abrisme et l’exclusion du logement a plutôt fait apparaître des dispositifs multiples à l’évolution plutôt parallèle que graduelle. À la place d’un parcours linéaire fait d’étapes successives, je trouve plus opportun d’envisager un modèle aux strates multiples qui s’amoncellent, mais surtout s’influencent réciproquement. Avec un grand défi: orienter les publics vers les solutions qui répondent le mieux à leurs besoins, et pas où il y a de la place.

«Au vu du peu de places disponibles, le secteur va favoriser les personnes qui semblent avoir le plus de chances de se maintenir en logement.»

AÉ: Quel est votre regard sur la plateforme citoyenne d’hébergement des réfugiés?

ML: Ce qui est intéressant dans ce mouvement, c’est qu’on peut établir un parallélisme flagrant avec la lutte contre le sans-abrisme. Au début des années 90, si la question des personnes sans abri et de l’indignité de laisser ces dernières en rue est portée au programme politique, c’est parce qu’un mouvement citoyen va se mettre en marche pour tenter d’apporter des solutions à ces personnes, avec les moyens du bord. C’est cette pression citoyenne qui va permettre que les médias s’y intéressent et donner de l’ampleur au mouvement. Sans ces citoyens mobilisés, sans doute que les mesures structurelles mises en place par la suite par les pouvoirs publics n’auraient pas vu le jour. Ce mouvement citoyen a eu de véritables effets, on peut espérer que la plateforme citoyenne en faveur des personnes réfugiées va pouvoir avoir les mêmes effets, et on voit déjà quelques indices en la matière, notamment l’implication d’un CPAS et de la Ville de Bruxelles dans l’ouverture du centre Ulysse, initiative de la plateforme face à laquelle les pouvoirs publics ne pouvaient pas rester sans rien faire.

AÉ: Au terme de votre recherche, quels seraient les défis pour le secteur?

ML: Pour le secteur de lutte contre le sans-abrisme lui-même, comme je le disais en préambule, il s’agit de réquilibrer les différents modèles. L’urgence reste nécessaire, mais il faut que les subventions publiques puissent également favoriser des dispositifs qui visent une approche à plus long terme. À cet égard, il est aussi important que les médias ne traitent plus cette question comme un marronnier à l’approche de l’hiver. Il importe de mettre en place des solutions structurelles. La lutte contre le sans-abrisme, ça implique bien sûr un accès plus aisé au logement pour tous, mais c’est aussi se réinterroger sur les politiques de l’emploi, de la santé… il est désormais nécessaire de mettre en place une politique transversale en la matière.

Marjorie Lelubre, Le prix de l’insertion: accompagner vers le logement comme solution au sans-abrisme, L’Harmattan, 2017. De la même auteure, lire aussi: Un logement pour les sans-abri?, Éditions du Basson/coll. Tandem, Essai, Sociologie.

https://www.alterechos.be/sans-abrisme-le-retour-en-logement-peut-saverer-aussi-traumatisant-que-larrivee-en-rue/

Alter Échos n° 460 27 février 2018 Manon Legrand

 

L’ASBL AMA

Créée en mai 1968, la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA) fédère des institutions assurant l’accueil, l’hébergement et l’accompagnement d’adultes et de familles en difficultés psychosociales mais aussi des personnes morales ou physiques actives dans le domaine de l’aide et de l’accueil de personnes en grande précarité sociale.

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