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Le débat sur la liberté d’expression, au Sénat, était organisé par la Fondation Henri Lafontaine et animé par Gabrielle Lefèvre (aucentre. De gàd, Béatrice Delvaux du Soir, Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains, Marc De Haan de BX1 et Eddy Caeckelberghs de la RTBF. Reportage photographique © Jean-Frédéric Hanssens
La Fondation Henri La Fontaine organisait ce vendredi 19 octobre un grand débat sur la liberté d’expression. Le débat animé par Gabrielle Lefèvre rassemblait Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains, Béatrice Delvaux du Soir, Eddy Caeckelberghs de la RTBF et Marc De Haan de BX1.
Mais qu’est-ce que la liberté d’expression ?« Il n’y a ni bon ni mauvais usage de la liberté d’expression ; il n’y en a qu’un usage insuffisant », disait Raoul Vaneigem. C’est par ce rappel que Gabrielle Lefèvre lance le débat. Cette liberté nous concerne tous. Elle ne peut se réduire à la liberté de tout dire et elle rappelle les règles qui se trouvent sur le site d’Unia dont la première est l’interdiction de toute incitation à la discrimination, à la haine, à la violence ou à la ségrégation à l’égard d’autrui, en public, intentionnellement et pour une raison précise. La liberté d’expression est menacée par les discours populistes et le pouvoir que leurs auteurs prennent dans nos démocraties. Les journalistes et les lanceurs d’alertes en paient le prix de plus en plus fort.
Pierre-Arnaud Perrouty signale que le populisme n’est pas un courant de pensée, mais une méthode qui se décline en différents endroits de la planète, à gauche comme à droite avec des traits communs. Ils commencent par définir le « eux » par rapport au « nous », l’élite par rapport au peuple, l’étranger par rapport au national pour ensuite se poser en victime de cette logique d’opposition qu’ils ont créée. L’autre point commun c’est la facilité avec laquelle ils proposent des solutions simplistes pour résoudre des problèmes complexes. Enfin, ils entretiennent un rapport très ambivalent à la liberté d’expression parce qu’ils en ont besoin pour faire passer leurs idées, mais ils aimeraient la contrôler pour pouvoir réduire leurs adversaires au silence, comme c’est arrivé récemment dans un grand quotidien hongrois, rappellera Béatrice Delvaux.
Ce discours populiste se propage insidieusement et la parole raciste se libère. La docteur Honoris Causa de l’ULB, Madame Taubira peut en témoigner. Mais quand Théo Francken parle de « nettoyer le parc Maximilien » il franchit les mêmes frontières que Matteo Salvini, ministre italien de l’Intérieur et président de la Ligue du Nord qui ressort des expressions de Mussolini. Les réseaux sociaux et le web ne facilitent pas la tâche parce que, chez eux, tout contrôle passe par un algorithme et que les machines ont beaucoup de mal à faire le tri en matière éthique.
Marc de Haan, journaliste dans l’âme et ardent défenseur de la déontologie professionnelle, est aussi patron de presse. Le fondateur du Nouvel Obs avait dit un jour qu’il n’y avait pas de crise de la presse, mais une crise des patrons de presse. En voilà un. Certes du service public. Certes, il n’a pas McKinsey ou Deloitte sur le dos pour venir définir la stratégie qu’il doit suivre. Entre sa responsabilité économique et sa responsabilité éditoriale, il n’accepte que son miroir comme arbitre. Tant qu’il pourra se voir dedans il poursuivra sa tâche avec ses deux casquettes en tant qu’observateur qui a le droit d’avoir des opinions tant que ces opinions se distinguent clairement de la relation des faits. Comme les autres intervenants, il s’inquiète parce que la barrière entre les gentils et les méchants se fragilise de plus en plus. Elle devient poreuse. C’est le service public français qui a donné à Eric Zemour la stature et la couverture médiatique dont il jouit pour répandre son discours que des médias belges accueillent et que le Parti populaire essaie d’exploiter. Imaginons que le Parti populaire entre au conseil d’administration de la RTBF et exerce des pressions sur Eddy Caeckelberghs pour influencer ses propos. Eddy pourra évoquer la reconnaissance de l’objection de conscience du journaliste. Il le pourra, mais cette reconnaissance n’offre aucune garantie d’emploi. Ce scénario du pire devrait nous préoccuper aujourd’hui dit Marc de Haan et il ajoute ne pas comprendre que le législateur ne s’en soucie pas. Il sera bientôt trop tard. Il y a de plus en plus de journalistes financièrement précarisés qui ont peur et ne sont donc plus en état d’exercer leur métier en toute indépendance.
Eddy Caeckelberghs s’indigne contre une tentative de régulation de la parole publique. En arrivant à la station de Metro Parc, au pied de l’escalator, dans l’indifférence la plus totale, il tombe sur un matelas pneumatique sur lequel un père est couché avec ses trois enfants. À cet endroit où, matin et soir, passent les gens qui travaillent quotidiennement dans les centres de pouvoirs et de savoirs desservis par cette station, l’indifférence à l’indignité règne. Le parlement, les ministères de la rue de la loi, les banques privées ou non, les employés de service public comme la STIB, les journalistes du groupe Rossel passent là tous les jours et ces gens gisent là, ils font partie du décor quotidien de ceux qui passent sans les voir. La plupart de ces passants savent que lutter contre la criminalité financière pourrait rapporter les milliards qui rendraient impossible une telle indignité, qui n’obligeraient pas la STIB à concevoir et installer un mobilier pour ne pas s’y coucher. Et nos médias n’en parlent pas. Ils rapportent les grands bilans, mais se taisent sur ces faits du quotidien qui se multiplient. On sait qu’il y a de l’exportation de SDF vivants. On sait qu’il y a des cellules mobiles officielles, des cachots sur roues qui viennent déverser des réfugiés au parc Maximilien après les avoir attrapés à la côte Belge. Et il interpelle toute l’assemblée avec ses questions : « Est-ce que cela soulève encore l’indignation ? Y a-t-il encore moyen d’émouvoir ? De quel état de droit parle-t-on ? » Pour lui, les médias et les audiences se sont certes fragmentés, mais cette fragmentation s’est faite sans chercher ni synergies ni complémentarités.
Traiter de la complexité de notre société en prime time en ne pouvant accorder que 40 secondes au reportage, c’est inadmissible. La logique commerciale prime. Il faut intéresser l’audience, c’est elle qui est la soi-disant patronne des médias. Sans audience, pas de pub, sans pub pas de revenus. Et Béatrice Delvaux le confirme. Au Soir, elle se sent héritière d’un fondateur qui voulait une information de qualité qui puisse être diffusée gratuitement grâce au recours à la publicité qui devait se distinguer de l’info. Héritière de Colette Braeckman qui au Soir créa la société des rédacteurs pour résister à l’arrivée du groupe Hersant comme nouvel actionnaire. Cette tradition se maintient, la famille dirige toujours le journal, mais elle avoue qu’à ses yeux la première menace qui pèse sur la liberté d’expression est la précarisation financière des médias. Face à elle, la RTBF, a fait appel à Deloitte, un consultant externe comme RTL a fait appel à Mc Kinsey. On ne peut pas dire que cela serve la qualité de l’information. Deloitte aurait annoncé que celle-ci doit devenir ludique.
Il faut favoriser l’infotainment.C’est le public qui le dit. Pour avoir été pendant des années Vice-Président du CIM, je peux vous dire que le public ne dit pas ces choses-là. C’est une interprétation de données. Et pour avoir été l’opérateur d’études pour Mc Kinsey , je peux vous dire que, là aussi, l’interprétation et l’imagination priment. Faut-il pour autant résister en délivrant de l’information aride, non. Mais faire des émissions de Ruquier, l’avenir de l’information en service public, c’est tourner le dos à une certaine idée de la presse. Mettre sur un piédestal des chroniqueurs qui finissent par tenir des propos haineux comme Eric Zemour, ce n’est pas le meilleur service qui ait été rendu au public.
Précarité et fake news.
La RTBF qui engage des intérimaires pour ses contrats de nuit, confie l’info à des gens précaires. RTL, qui pour plaire à ses actionnaires vire ses journalistes et directeurs pour engager des stagiaires, ne fait pas mieux. Cette précarité va évidemment profiter aux hommes politiques. Leur combat contre les fake news n’est que poudre aux yeux. La proposition de Charles Michel consiste à profiter des fake news pour débloquer de l’argent et envisager de filtrer la bonne info de la mauvaise. C’est du « dirigisme à la Pravda » dira Eddy Caeckelberghs qui se révolte contre ce pouvoir qui estime que tout ce qui émarge d’une dotation publique doit rendre des comptes au gouvernement. « C’est comme si la coalition s’estimait propriétaire de l’argent public. Comme si la presse leur devait allégeance. » Et on peut dire qu’Eddy Caeckelberghs sait de quoi il parle, il a été mis à pied par un président de parti qui a exigé des sanctions exemplaires contre lui.
Pour Béatrice Delvaux, ce qui compte restent l’information et la documentation des faits. Après viennent les choix, que mettre en exergue, jusqu’où taper sur le même clou, quand arrêter dans un monde où les influenceurs et les décideurs considèrent qu’il est raisonnable de considérer que « ce qui n’est pas avec moi, est contre moi ». Elle souligne la nécessité de la déontologie journalistique, mais aussi la vertu des réseaux, en tout cas ceux qui permettent à de grands quotidiens de mutualiser leurs ressources et leurs enquêteurs pour continuer à traquer la vérité en toute indépendance. Mais elle plaide aussi pour que ces réseaux se développent ailleurs, elle aime bâtir des ponts et se rend souvent au nord du pays pour débattre, échanger et démonter les murs symboliques qui nous séparent des flamands. La plateforme de soutien aux réfugiés témoigne que c’est possible entre citoyens. La culture devrait aussi faciliter ces passerelles.
Les grands absents du jour : les jeunes et leur smartphone qui pourraient montrer la voie. La liberté d’expression et le rôle de la presse sont chamboulés par l’arrivée de ce smartphone qui est un metamedia. Le sujet n’a pas été abordé et il est fondamental. On ne peut donc plus regarder le traitement de l’information ni sa production avec le prisme habituel. Pour les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, j’ai eu l’occasion de rencontrer et de découvrir des jeunes sensibles et engagés. Ils étaient nombreux à vouloir réfléchir et s’exprimer sur l’article 19 qui prône la liberté d’expression. L’Athénée royal de Jambes et l’Athénée royal d’Uccle 1 ont pris le même chemin que Béatrice Delvaux , ils ont créé des passerelles et travaillé ensemble. Pendant un an dans le cadre de différents cours de citoyenneté et de français ils ont réalisé deux émissions télé de plus d’une heure.
Deux émissions qui ne sont pas ludiques du tout. Mais elles sont très complètes et truffées de reportages et d’interviews sur le terrain. Ils traitent des SDF et des réfugiés. Une autre école, à La Louvière, a laissé ses étudiants se mettre dans la peau de migrants et en faire un reportage aussi. Et il y a plein d’autres travaux qui ont été réalisés avec le smartphone au poing pour s’indigner. Des centaines de jeunes ont joué avec l’info et l’enquête sur les problèmes de société et de dignité. Le jeu de rôle, l’approche ludique permet de créer du lien. Chez eux, j’ai senti un autre regard sur le monde, sur ceux qui l’informent et ceux qui le déforment, mais surtout, j’ai décelé que ce travail les avait transformés. Ils sont indignés et veulent s’engager. Pas tous. Mais ceux qui le sont se feront entendre comme Mehdi et Adriana. Ce sont ces jeunes qu’il convient d’accompagner en leur permettant de pratiquer l’information pour devenir mieux infomés. En institutionalisant ce genre de travaux pratiques dans les cours de citoyenneté et en exigeant des médias qu’ils leur donnent la parole. Il y a des profs qui montrent l’exemple. Il y a des journalistes qui le font. Soutenons-les.
C’est dommage de ne pas avoir pensé à ces jeunes ce 19 octobre. Dommage de devoir se demander si la Fondation Henri La Fontaine n’a pas tendance à les négliger comme en éditant le très beau livre « Quelle connerie la guerre » qu’ils destinaient aux jeunes en 2015. Pensé par des sages, conçu par des sages, ce livre n’a pas rencontré les jeunes. Le format, le contenu et le prix n’étaient pas adaptés. Heureusement, récompenser Mehdi et Adriana laisse de l’espoir.
Enfin, le soir, je me trouve en terrasse en attendant des amis pour dîner. À la table voisine, une dame élégante et bijoutée sirote une coupe avec des petites bulles. Arrive son amie qui lui fait le récit de la cérémonie de mariage où elle s’est rendue alors que la dame élégante n’y était pas conviée. « C’était splendide, sublime, magistral. Ça leur a coûté une fortune ! », et elle cite un montant que je n’ai pas entendu en ajoutant que cela frise l’indécence. « C’est indécent, effectivement, alors qu’il y a tant de gens qui meurent de faim dans nos rues », répond son amie, en commandant une seconde coupe. Je ne vous raconte pas la suite, mes amis sont arrivés. Mais j’ai pensé à Eddy Caeckelberghs. Oui, Eddy, il y a encore des gens capables d’émotion. Oui, il y a encore des gens capables d’indignation. Mais ils semblent vivre rassurés par leurs bonnes pensées dans une sorte de lévitation psychique. On peut même se demander s’il n’y en avait pas quelques-uns parmi nous, vendredi. Miroir, mon beau miroir, dis-moi si je lévite !
Humeurs d’un alterpubliciste par Patrick Willemarck, le 21 octobre 2018
http://www.entreleslignes.be/humeurs/humeurs-d-un-alterpubliciste/notre-information-est-en-jeu